Cabinet d'avocat
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L’arrêt « Rubis » ou le triomphe de la morale sur le droit

D’aucuns, peut-être des avocats cherchant à se pousser du col, prétendent que le droit fiscal est complexe ; ils mentent. Certes, le code général des impôts est épais, abscons et écrit en petits caractères, c’est un fait ; mais grâce à la jurisprudence de ces dernières années, il se résume en réalité à quelques principes très simples :

- tu as de l’argent, tu payes ;
- tu t’es organisé pour ne pas payer ou moins payer : tu n’aurais pas dû, tu payes ;
- le doute ne profite jamais au contribuable ;
- dans la masse des articles du code général des impôts, on en trouvera bien un qui permettra de justifier plus ou moins honnêtement l’application de ces principes cardinaux ;
- dans le pire des cas, on en distordra quelques-uns et on les enrobera de quelques affirmations péremptoires mâtinées de logique molle qui permettront d’atteindre le résultat souhaité.

Nous avions grandi dans le mythe de la légalité de l’impôt ; mais ça, c’était avant : l’impôt légalement dû a depuis bien longtemps cédé le pas à l’impôt moralement dû. L’arrêt ici évoqué (CE, 13 mars 2025, n° 488080), tout frais tout chaud, en est une (nouvelle) triste illustration, qui aura en outre les honneurs du Lebon.

La société SCA Rubis détenait indirectement la société mauricienne Eccleston Co Ltd, qui avait cédé les titres de la société Rubis Nicaragua en réalisant une plus-value, laquelle plus-value, en application du droit mauricien, avait été exonérée de tout impôt.

C’est là qu’entre en jeu l’article 209 B du code général des impôts, dans sa rédaction en vigueur à l’époque du litige :

« Lorsqu'une personne morale établie en France et passible de l'impôt sur les sociétés (…) détient directement ou indirectement plus de 50 % des actions, parts, droits financiers ou droits de vote dans une entité juridique (…) établie ou constituée hors de France et que cette (…) entité juridique est soumise à un régime fiscal privilégié (…), les bénéfices ou revenus positifs de cette (…) entité juridique sont imposables à l'impôt sur les sociétés. (…) Ils sont réputés constituer un revenu de capitaux mobiliers imposable de la personne morale établie en France dans la proportion des actions, parts ou droits financiers qu'elle détient directement ou indirectement. » La suite de cet article prévoit fort heureusement que ces dispositions ne sont pas applicables lorsque la filiale établie dans un Etat à fiscalité privilégiée y a une activité industrielle ou commerciale effective.

Mais dans le même temps, la convention fiscale franco-mauricienne indiquait, en son article 7, que « les bénéfices d'une entreprise d'un Etat ne sont imposables que dans cet Etat », en son article 10, que « le terme « dividendes » (…) désigne les revenus provenant d'actions (…) » et en son article 22 que « les éléments du revenu d'un résident d'un Etat, d'où qu'ils proviennent, qui ne sont pas traités dans les articles précédents de la présente Convention, ne sont imposables que dans cet Etat ».

A l’issue d’un tour de magie dont les escamotages auraient fait passer un Gérard Majax au sommet de son art pour un vulgaire amateur distrayant une cohorte d’enfants à un goûter d’anniversaire, le Conseil d’État nous apprend, confirmant en cela, ce qui ne nous rassure pas, la position de la cour administrative d’appel de Paris, que

« dès lors qu’aucune stipulation de la convention fiscale franco-mauricienne (…) n'est relative aux revenus de capitaux mobiliers de la nature de ceux visés par l'article 209 B du code général des impôts, de tels revenus relèvent des stipulations (…) de l'article 22 de cette convention et, à ce titre, ne sont imposables que dans l’Etat de résidence du bénéficiaire ».

Soyons clair, tous les critères de l’impôt moralement dû étaient satisfaits : le groupe Rubis avait réalisé une plus-value (« tu as de l’argent, tu payes ») et expliquer pourquoi les titres d’une filiale nicaraguayenne ont été logés sous une holding mauricienne miraculeusement exonérée de tout impôt dans son Etat d’immatriculation nécessite assurément de beaux talents de conteur (« tu t’es organisé pour ne pas payer ou moins payer : tu n’aurais pas dû, tu payes »).

Mais il n’empêche que l’arrêt nous semble légalement et logiquement mauvais.

Imaginons en effet que demain, le législateur français rétablisse dans le code général des impôts un article 209 C disposant simplement : « Les bénéfices ou revenus positifs d’une filiale étrangère sont imposables à l'impôt sur les sociétés. Ils sont réputés constituer un revenu de capitaux mobiliers imposable de la personne morale établie en France dans la proportion des actions, parts ou droits financiers qu'elle détient directement ou indirectement. » Aucune clause de sauvegarde tenant à la réalité de l'activité dans le pays d'implantation de la filiale, peut-être une exception à prévoir pour les filiales situées dans l'Union européenne - et encore.

L’arrêt commenté nous apprend, au mépris de tout ce que nous croyions, qu’un tel dispositif ne poserait aucune difficulté, les bénéfices de la filiale étrangère, en principe imposables dans son seul Etat de résidence dans le modèle traditionnel des conventions fiscales, ayant été transmués, par la seule volonté du législateur français, en revenus fictifs et innomés imposables dans l’État de l’actionnaire.

Il nous apprend ce que nous n’aurions jamais osé soupçonner : les conventions fiscales ne servent donc à rien, puisque le législateur peut, avec un peu d'habileté, modifier les catégories de rattachement des revenus et leur lieu de taxation par les seules présomptions qu’il édicte. Et lorsqu'on nous dit que la France ne peut instaurer un impôt mondial du fait de son réseau conventionnel, c'est donc faux !

Jusqu’au 31 décembre 2005, l'article 209 B du code général des impôts prévoyait :

« Lorsqu'une entreprise passible de l'impôt sur les sociétés détient directement ou indirectement 25 % au moins des actions ou parts d'une société établie dans un Etat étranger ou un territoire situé hors de France dont le régime fiscal est privilégié (…), cette entreprise est soumise à l'impôt sur les sociétés sur les résultats bénéficiaires de la société étrangère dans la proportion des droits sociaux qu'elle y détient. »

Inadmissible pour le Conseil d’État, qui dans un arrêt d’Assemblée du 28 juin 2002, n° 232276, « Schneider Electric », avait, fort logiquement, jugé, dans une situation analogue à celle de l'arrêt commenté si ce n’est que la filiale était implantée en Suisse, que

« ces dispositions (…) ont pour objet de permettre l'imposition en France des bénéfices résultant de l'exploitation d'une société établie à l'étranger et non, contrairement à ce que soutient le ministre, des distributions de bénéfices réputées opérées par cette société étrangère à son actionnaire résidant en France ; (…) qu'en l'absence d'élément exigeant une interprétation différente, (…) la cour n'a pas commis d'erreur de droit en jugeant qu'il y a identité de nature entre les bénéfices d'exploitation de la société [filiale] dont l'imposition est attribuée à la Suisse par le 1° de l'article 7 de la convention fiscale franco-suisse et les résultats bénéficiaires de la société [filiale] imposés en France au nom de la société Schneider sur le fondement de l'article 209 B du code général des impôts ; (…) que l'objectif d'élimination des doubles impositions attribué à cette convention fiscale ne saurait justifier une méconnaissance des stipulations susmentionnées au seul motif que l'imposition par la France des bénéfices de la société [filiale] n'est pas établie au nom de la société suisse mais à celui de sa société mère, qui est une entité juridique distincte et à laquelle lesdits bénéfices n'ont pas été effectivement distribués ».

Qu’à cela ne tienne, rajoutez dans l’article 209 B du code général des impôts la présomption que le bénéfice de la filiale est un revenu réputé distribué (donc innomé au sens de la plupart des conventions fiscales) et surtout, étape importante de la recette, remplacez le Conseil d’État de 2002 par celui de 2025, et le tour est joué !

Nous aurions naturellement préféré que le Conseil d'Etat justifie sa décision par un abus de convention fiscale, comme il l'avait fait dans son arrêt du 25 octobre 2017 (n° 396954) en jugeant que « les Etats parties à [une] convention fiscale (…) ne sauraient être regardés comme ayant entendu, pour répartir le pouvoir d'imposer, appliquer ses stipulations à des situations procédant de montages artificiels dépourvus de toute substance économique », quitte à ajuster à la marge ce considérant de principe, plutôt que de sauver par des affirmations aux effets de bord irréfléchis un redressement que l'administration fiscale n'avait pas jugé utile de mener selon les règles propres à la répression des abus de droit. Au moins le raisonnement sous-tendant la décision rendue aurait-il été limité aux seules situations que les bonnes moeurs fiscales réprouvent.

Mais après tout, pourquoi s’inquiéter que la logique, la cohérence, la bonne foi et le bon sens (oserait-on y ajouter le droit ?) soient bafoués tant que la morale est sauve ?

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