TVA et organismes de droit public : et surtout, n’y revenez plus !
Publication du 4 janvier 2022
A propos des arrêts CE, 28 mai 2021, n° 441739, « Commune de Sarlat-la-Canéda », et CE, 28 mai 2021, n° 442378, « Commune de Castelnaudary »
Chacun connaissait déjà les villes de Sarlat et de Castelnaudary pour leurs spécialités culinaires certes succulentes, roboratives pour sûr, mais toujours à consommer avec modération ; le tévéiste avisé les connaîtra désormais aussi pour deux arrêts du Conseil d’État, plus indigestes qu’un excès de graisse d’oie et, si nous prenons le temps de nous y arrêter et de les commenter, disons-le dès à présent, surprenants par certains aspects – non pas tant d’ailleurs par leur issue que par le raisonnement tenu. La ville de Sarlat, qui, selon la présentation de l’affaire par le rapporteur public, avait fait le choix d’exploiter en régie directe son service de restauration scolaire au sein des écoles maternelles et élémentaires publiques situées sur son territoire et, comme prescrit par l’administration fiscale, n’avait ni soumis les recettes y afférentes à la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), ni déduit la TVA supportée pour la réalisation de cette activité, avait demandé que lui fût remboursée la différence entre les montants de taxe déductible payés sur ses achats et la taxe qu’elle aurait dû, selon elle, collecter lors de la facturation aux parents d’élèves des frais de restauration scolaire – différence s’élevant à 20217 euros. De son côté, la ville de Castelnaudary, qui exploitait en régie une piscine municipale comprenant un bassin olympique extérieur et un petit bassin couvert et qui, là encore comme prescrit par l’administration fiscale, n’avait ni soumis les recettes y afférentes à la TVA, ni déduit la TVA supportée pour la réalisation de cette activité, avait sollicité le remboursement d’un crédit de taxe d’un montant de 12154 euros, correspondant à la différence entre la TVA au taux normal qu’elle aurait dû, selon elle, collecter sur les droits d’entrée et la TVA payée à ses fournisseurs d’eau, d’énergie et de produits de traitement que son assujettissement à la taxe lui aurait donné le droit de déduire. Nécessairement, les villes de Sarlat et de Castelnaudary prétendaient donc que c’était à tort que leur activité n’avait pas été soumise à la TVA.
Dans la vision traditionnelle de l’administration fiscale, l’absence de TVA sur ces recettes relève de deux explications juridiques différentes. Dans le cas des cantines scolaires, le paragraphe 50 du bulletin officiel des finances publiques – impôts BOI-TVA-CHAMP-30-10-20-50, à jour au 16 octobre 2019, prévoit que « les cantines scolaires et universitaires sont également exonérées de TVA, sur le fondement du a du 4° du 4 de l'article 261 du CGI [code général des impôts] » ; par cette référence, l’administration fiscale considère donc que l’activité de restauration scolaire est placée dans le champ d’application de la TVA, mais en est exonérée en tant qu’activité « étroitement liée » à des prestations d’enseignement primaire, secondaire et supérieur. Dans le cas des piscines municipales, le paragraphe 130 du bulletin officiel des finances publiques – impôts BOI-TVA-CHAMP-10-20-10-10, à jour au 4 février 2015, intitulé « Activités pour lesquelles la non-concurrence doit être présumée et qui sont alors placées hors du champ d'application de la TVA », prévoit que sont notamment concernées « les prestations sportives et culturelles [, telles que] les droits d'entrée perçus au titre de l'exploitation d'une piscine, d'une patinoire, d'une bibliothèque, de musées, de monuments historiques, ainsi que les droits d'entrée perçus au titre de l'organisation d'expositions d'intérêt local et les recettes afférentes aux activités d'enseignement musical ou artistique » ; l’administration fiscale considère donc que l’exploitation d’une piscine est placée hors du champ d’application de la TVA sur le fondement de l’article 256 B du code général des impôts.
L’article 13 de la directive 2006/112/CE du Conseil du 28 novembre 2006 relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée dispose, notamment, que « les États, les régions, les départements, les communes et les autres organismes de droit public ne sont pas considérés comme des assujettis pour les activités ou opérations qu'ils accomplissent en tant qu'autorités publiques (…). Toutefois, lorsqu'ils effectuent de telles activités ou opérations, ils doivent être considérés comme des assujettis pour ces activités ou opérations dans la mesure où leur non-assujettissement conduirait à des distorsions de concurrence d'une certaine importance. » Par ailleurs, le paragraphe 2 de ce même article prévoit que « les États membres peuvent considérer comme activités de l'autorité publique les activités des organismes de droit public, lorsqu'elles sont exonérées en vertu [de l’]article[] 132 [de la directive TVA] ». L’article 132 de la directive TVA, quant à lui, énumère les activités économiques exonérées de TVA pour motif d’intérêt général : services postaux (article 132-1-a), secteur médical (articles 132-1-b, c, d, e et p), groupements agissant au profit de leurs membres (article 132-1-f), secteur social (articles 132-1-g et h), enseignement (articles 132-1-i et j), activités religieuses, syndicales ou politiques (articles 132-1-k et l), activités sportives fournies par des organismes sans but lucratif (article 132-1-m), activités culturelles effectuées par des organismes de droit public ou par d'autres organismes culturels reconnus comme tels (article 132-1-n), manifestations caritatives (article 132-1-o) et radiotélévision publique (article 132-1-q).
Inutile de rechercher la transposition exacte de ces règles communautaires dans le code général des impôts. L’article 256 B de ce code se contente en effet d’indiquer que « les personnes morales de droit public ne sont pas assujetties à la taxe sur la valeur ajoutée pour l'activité de leurs services administratifs, sociaux, éducatifs, culturels et sportifs lorsque leur non-assujettissement n'entraîne pas de distorsions dans les conditions de la concurrence ».
Au vu des dispositions communautaires, le raisonnement à tenir s’agissant du régime de TVA à appliquer à un opérateur de droit public se décompose donc en trois étapes :
- tout d’abord, établir que l’opérateur en cause est bel et bien une personne morale de droit public. C’était naturellement une évidence dans les affaires en cause, s’agissant de communes qui sont explicitement mentionnées à l’article 13 de la directive TVA. La question peut devenir plus complexe s’agissant de la définition des « autres organismes de droit public », c’est-à-dire autres que l’État, les régions, les départements et les communes. L’arrêt « Saudaçor – Sociedade Gestora de Recursos e Equipamentos da Saúde dos Açores SA » (CJUE, 29 octobre 2015, aff. C-174/14) nous apprend ainsi que la notion d’ « organismes de droit public » « doit recevoir, dans toute l’Union, une interprétation autonome et uniforme », de sorte qu’elle est nécessairement décorrélée du statut juridique de l’organisme en droit national. Dans cet arrêt, la question se posait à propos d’une société anonyme à capitaux publics de droit portugais, ayant pour seul client son actionnaire public et régie en partie par le droit public et en partie par le droit privé ; la CJUE a estimé, sans pour autant prendre définitivement position au cas d’espèce, qu’il pouvait s’agir d’un organisme de droit public au sens de la directive TVA. L’on pourra d’ailleurs noter l’évolution de l’administration fiscale française s’agissant des sociétés publiques locales : dans une réponse « Bocquet » du 4 août 2015 (QE n° 75343, JOAN, p. 6000), il était ainsi indiqué que « l'article 256 B du CGI ne peut, en tout état de cause, s'appliquer qu'aux activités des personnes morales de droit public et ne concerne en conséquence pas les SPL », tandis que dans une réponse « Cinieri » du 30 mars 2021 (QE n° 25591, JOAN, p. 2793), il est désormais précisé qu’« une société publique locale (SPL), qui est, par son statut, une société anonyme, ne peut pas, en principe, bénéficier des règles propres aux organismes de droit public et, par conséquent, doit soumettre à la TVA les recettes qu'elle perçoit en contrepartie des prestations de services qu'elle effectue au profit des usagers du centre. (...) Toutefois, les SPL constituées en application de l'article L. 1531-1 du code général des collectivités territoriales, dont le capital est détenu totalement par des collectivités territoriales ou leurs groupements, et dont l'objet poursuit la réalisation d'activités d'intérêt général, peuvent bénéficier de la règle de non-assujettissement à la TVA spécifique aux personnes morales de droit public prévue par l'article 256 B du CGI lorsqu'elles accomplissent leur activité dans des conditions identiques. » Même si l’évolution n’est pas expliquée sur le plan juridique, on peut aisément y voir une prise en compte de la jurisprudence « Saudaçor » ;
- ensuite, déterminer si la personne morale de droit public agit en tant qu’autorité publique. Cette condition peut être satisfaite de deux manières :
. soit que les activités soient exercées par l’organisme de droit public dans le cadre du régime juridique qui lui est particulier, à l’exclusion des activités exercées dans les mêmes conditions juridiques que les opérateurs économiques privés, l’objet et le but de ces activités étant sans pertinence ; à l’inverse, le fait que l’exercice de ces activités comporte l’usage de prérogatives de puissance publique permet d’établir que l’organisme de droit public agit en tant qu’autorité publique (CJUE, aff. C-174/14 déjà citée, § 70). La jurisprudence de la CJUE ne suffit donc pas à déterminer à elle seule dans quels cas une personne morale de droit public agit en tant qu’autorité publique ; les grandes lignes tracées au niveau communautaire ont été déclinées par le Conseil d’État, pour la première fois dans un avis contentieux « Centre hospitalier de Vire » du 12 avril 2019 (n° 427540) et désormais dans les deux arrêts ici commentés : pour être considérée comme exercée par une personne morale de droit public agissant en tant qu’autorité publique, « l'activité en cause doit être exercée dans des conditions juridiques différentes de celles des opérateurs économiques privés, notamment, lorsque sont mises en oeuvre des prérogatives de puissance publique, lorsque l'activité est accomplie en raison d'une obligation légale ou dans le cadre d'un monopole ou encore lorsqu'elle relève par nature des attributions d'une personne publique ». Dans les deux affaires ici commentées, il ne faisait guère de doute que ces considérations ne pouvaient s’appliquer à l’exploitation d’une cantine scolaire ou d’une piscine municipale ;
. soit que les activités, en principe placées dans le champ d’application de la TVA dès lors que la personne morale de droit public n’agit pas en tant qu’autorité publique au sens du précédent alinéa, soient énumérées parmi celles exonérées de TVA en vertu de l’article 132 de la directive TVA, pour autant que l’État membre ait expressément prévu dans sa législation que la personne morale de droit public exerçant ces activités en principe placées dans le champ d’application de la TVA mais exonérées de TVA, soit réputée agir en tant qu’autorité publique ; dans ce cas, nul besoin que l’activité soit exercée dans des conditions différentes de celles des opérateurs économiques privés.
Dans le cas de la ville de Castelnaudary, il était évident que l’exploitation d’une piscine était visée à l’article 132 de la directive TVA, celui-ci prévoyant l’exonération de « certaines prestations de services ayant un lien étroit avec la pratique du sport ou de l'éducation physique, fournies par des organismes sans but lucratif aux personnes qui pratiquent le sport ou l'éducation physique ». La question était plus complexe s’agissant de la commune de Sarlat-la-Canéda, ce même article 132 prévoyant uniquement l’exonération de « l'éducation de l'enfance ou de la jeunesse, [de] l'enseignement scolaire ou universitaire, [de] la formation ou [du] recyclage professionnel, ainsi que [des] prestations de services et [des] livraisons de biens qui leur sont étroitement liées, effectués par des organismes de droit public de même objet ou par d'autres organismes reconnus comme ayant des fins comparables par l'État membre concerné ». Assurément, si la cantine scolaire pouvait bénéficier de cette exonération, ce n’était pas en tant que prestation éducative, mais en tant que prestation étroitement liée à une prestation éducative. Il appartenait alors au Conseil d’État de concilier deux considérations apparemment inconciliables : d’une part, les communes ne sont pas tenues de proposer une cantine aux élèves scolarisés dans leurs établissements – il s’agit d’un service public facultatif ; d’autre part, l’article 134 de la directive TVA dispose que « les livraisons de biens et les prestations de services sont exclues du bénéfice de l'exonération prévue [pour les livraisons de biens et les prestations de services étroitement liées à des services éducatifs] lorsqu'elles ne sont pas indispensables à l'accomplissement des opérations exonérées ». Même si l’arrêt élude cette question, le Conseil d’État se contentant d’affirmer que la restauration scolaire, qui « ne constitue pas une fin en soi mais le moyen pour les élèves de bénéficier dans les meilleures conditions de la prestation d'enseignement rendue par ces établissements, a la nature d'un accessoire indispensable de celle-ci et, par suite, d'une prestation étroitement liée à l'enseignement scolaire », chacun pourra admirer l’aisance du rapporteur public à démontrer que la restauration scolaire est à la fois facultative et indispensable – pour reprendre ses termes, un paradoxe apparent dont la résolution brillante et convaincante aura prouvé ses capacités à subtiliser !
Il restait alors à analyser si la France avait effectivement fait usage de la faculté prévue à l’article 13-2 de la directive TVA d’assimiler les activités exonérées en vertu de l’article 132 de cette directive à des actes d’autorité publique lorsqu’elles sont exercées par des organismes de droit public. Les conditions dans lesquelles cette « option » doit être matérialisée ont été examinées par la CJUE dans l’arrêt « SALIX » (CJUE, 4 juin 2009, aff. C‑102/08). Dans cet arrêt, la CJUE a dit pour droit que « les États membres doivent prévoir une disposition expresse afin de pouvoir se prévaloir de la faculté prévue à l’article [13-2 de la directive TVA], faculté selon laquelle des activités déterminées des organismes de droit public, exonérées en vertu [de l’article 132] de cette directive, sont considérées comme étant des activités de l’autorité publique ». Au cinquante-sixième considérant de cet arrêt, la CJUE a pris soin de préciser que « les États membres ont la faculté de choisir la technique normative qui leur semble la plus appropriée. Ils peuvent ainsi, par exemple, soit se limiter à reprendre dans la législation nationale la formule utilisée dans la [directive TVA] ou une expression qui lui est équivalente, soit arrêter une liste des activités des organismes de droit public exonérées en vertu [de l’article 132 de la directive TVA] qui sont considérées comme activités de l’autorité publique ». Il est donc raisonnable que le Conseil d’État ait considéré, dans les deux arrêts ici commentés, que l’article 256 B du code général des impôts – qui, rappelons-le, prévoit que « les personnes morales de droit public ne sont pas assujetties à la taxe sur la valeur ajoutée pour l'activité de leurs services administratifs, sociaux, éducatifs, culturels et sportifs lorsque leur non-assujettissement n'entraîne pas de distorsions dans les conditions de la concurrence » – énumérait, à sa manière, les activités des organismes de droit public exonérées en vertu de l’article 132 de la directive TVA qui sont considérées comme activités de l’autorité publique, savoir les activités sociales, éducatives, culturelles et sportives. Il n’est toutefois pas exclu qu’il s’agisse là d’une réécriture de l’Histoire fiscale : d’une part, l’administration fiscale indique dans sa doctrine publiée que « les activités exercées par les établissements publics ou privés dans le cadre des enseignements primaire, secondaire, supérieur, technique, agricole, réglementés ou de la formation professionnelle continue lorsqu'elle est assurée par des personnes morales de droit public, ou, par des personnes de droit privé titulaires d'une attestation, ainsi que les leçons particulières données par des personnes physiques sont exonérées [note : et non placées hors champ] de la TVA en application du 4-4° de l'article 261 du code général des impôts (CGI) »4 , de même qu’elle proclame dans son bulletin officiel des finances publiques – impôts consacré aux organismes de droit public que « les établissements publics d'enseignement [...] sont assujettis à la TVA mais peuvent être exonérés en application du a du 4° du 4 de l'article 261 du CGI (...) » (Bulletin officiel des finances publiques – impôts BOI-TVA-CHAMP-10-10-60-40, § 10, à jour au 12 septembre 2012) ; d’autre part, dans l’affaire l’opposant à la ville de Sarlat-la-Canéda, le ministre faisait valoir que « le caractère concurrentiel de l’activité en cause exclut la collectivité » du champ d’application de l’article 256 B du CGI. Mais il faut bien admettre qu’aucune règle n’interdit d’avoir transposé une directive à son insu !
- enfin, prouver que l’absence de TVA ne conduit pas à des distorsions de concurrence d'une certaine importance. La manière d’apprécier l’existence de ces distorsions éventuelles a évolué dans le temps et s’est construite peu à peu, le dernier état de l’art étant constitué de l’arrêt « Isle of Wight Council » (CJUE, 16 septembre 2008, aff. C-288/07) ; l’on y apprend, d’une part, que les distorsions de concurrence doivent être évaluées par rapport à l’activité en cause, en tant que telle, sans que cette évaluation porte sur un marché local en particulier, d’autre part que doivent être prises en considération non seulement la concurrence actuelle, mais également la concurrence potentielle, pour autant que la possibilité pour un opérateur privé d’entrer sur le marché pertinent soit réelle, et non purement hypothétique. Par ailleurs, l’arrêt « National Roads Authority » (CJUE, 19 janvier 2017, aff. C-344/15) illustre un cas où un opérateur public et des opérateurs privés interviennent sur la même activité, sans que les opérateurs privés soient en concurrence avec l’opérateur public, dès lors que « la seule présence d’opérateurs privés sur un marché, sans la prise en compte des éléments de fait, des indices objectifs et de l’analyse de ce marché, ne saurait démontrer ni l’existence d’une concurrence actuelle ou potentielle ni celle d’une distorsion de concurrence d’une certaine importance » (considérant n° 44) et que « la différence de traitement entre ces deux activités en matière de TVA (...) doit être évaluée en tenant compte des circonstances économiques » (considérant n° 43).
Le raisonnement tenu par le Conseil d’État pour écarter l’existence de distorsions de concurrence dans les deux affaires ici commentées peine à nous convaincre.
S’agissant de la ville de Castelnaudary, le Conseil d’État relève que « compte tenu de la nécessité de garantir un large accès de l'ensemble de la population locale à ce type d'équipement et de la gratuité accordée aux publics scolaires, les droits d'entrée demandés aux usagers ne peuvent couvrir qu'une faible part du montant des charges inhérentes à son fonctionnement. Par suite, un opérateur privé ne serait pas en mesure de proposer un service de nature à satisfaire le même besoin, sauf à bénéficier de subventions publiques. Dans ces conditions, un opérateur privé exerçant cette activité ne saurait être empêché d'entrer sur le marché en cause ou y subir un désavantage du seul fait de son assujettissement à la taxe sur la valeur ajoutée qui lui permet, à la différence d'un opérateur public placé hors du champ de celle-ci, d'obtenir le remboursement de l'excédent de la taxe ayant grevé ses charges sur celle dont il est redevable à raison de ses recettes. »
S’agissant de la ville de Sarlat-la-Canéda, le Conseil d’État souligne que l’article R. 531-53 du code de l’éducation interdisant que la restauration scolaire soit bénéficiaire, « la satisfaction des besoins de restauration des enfants des écoles ne serait susceptible d'être assurée de manière profitable par un opérateur privé, dans des conditions de prix comparables à celles imposées aux cantines scolaires par ces dispositions, qu'à la condition que les recettes issues de l'exploitation soient complétées par une subvention publique. Dans ces conditions, un opérateur privé exerçant cette activité ne saurait être empêché d'entrer sur le marché en cause ou y subir un désavantage du seul fait de son assujettissement à la taxe sur la valeur ajoutée. »
Même s’il invoque la jurisprudence communautaire en préambule de ses développements consacrés à l’analyse des distorsions de concurrence potentielles, le Conseil d’État s’aventure, à notre sens, dans des domaines non encore jugés par la CJUE. L’affaire « National Roads Authority » précédemment citée portait sur l’existence d’une éventuelle concurrence entre un opérateur public percevant des péages sur des routes dont elle avait conservé ou récupéré l’exploitation et des opérateurs privés percevant des péages sur des routes « concédées » : la CJUE avait notamment relevé l’impossibilité pratique pour un opérateur privé de construire une route de son propre chef, sans agir sur ordre de l’autorité publique, de sorte qu’il ne pouvait exister de concurrence entre l’autorité publique et les opérateurs privés.
La situation est cependant différente dans le cas des piscines : dans l’absolu, rien n’interdit à un opérateur privé de construire une piscine et de l’exploiter.
Certains auront peut-être encore en tête, tant l’affaire avait défrayé la chronique il y a quelques années, ces anciennes piscines municipales de l’ouest parisien, devenues des lieux très select, a priori non subventionnés, où le prix du billet d’entrée paie certainement autant le chauffage de l’eau que l’entre-soi ; ce qui n’empêche pas ces piscines d’accueillir également des scolaires à certains moments ou de permettre à des écoles de natation d’utiliser une partie de leurs bassins pendant certains créneaux, moyennant un prix pour le participant, dans ce cas, à peine supérieur à celui pratiqué dans d’autres piscines de la ville de Paris.
Mais même sans aller patauger dans le luxe, il existerait apparemment dans l’est parisien une piscine privée offrant un service assez proche de celui des piscines publiques. Si celle-ci est exploitée en même temps qu’un club de fitness (mais il est possible de ne payer que l’accès à la piscine), il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’une piscine classique (nous ne développerons pas ici la summa divisio du tévéiste, en vertu de quoi il convient absolument de distinguer les piscines traditionnelles et les piscines à vagues ou à toboggans !), si ce n’est que le bassin, de dix-sept mètres, est un peu plus petit que celui habituellement proposé dans les piscines municipales parisiennes ; le nageur moyen a ainsi le choix entre débourser 4,50 euros pour barboter dans cette piscine privée, ou 3,50 euros pour profiter d’un bassin de vingt-cinq mètres dans la piscine de la ville de Paris située à six cent cinquante mètres. Les écoles de natation parisiennes proposent des cours dans l’une ou l’autre, à la convenance des participants. Il ne semble pas que cette piscine privée soit subventionnée pour son fonctionnement, mais nous convenons bien volontiers que nous n’avons pas les moyens d’en être certain ! (L’on trouve sur internet un article de presse déjà ancien, dans lequel l’adjoint aux sports de la Mairie de Paris déclare ne pas avoir le droit de subventionner cette structure privée.) Nous ne prétendrons pas, bien évidemment, que cette piscine puisse se comparer à un bassin olympique pour qui ambitionne de se constituer un palmarès équivalent à celui de notre actuelle ministre des Sports ; mais nous avons l’impression qu’elle pourrait répondre aux attentes de beaucoup de nageurs du dimanche. Charme de la TVA et de la jurisprudence de la CJUE, les distorsions de concurrence s’appréciant au regard de l’activité et non au vu d’un marché local, cette piscine parisienne est possiblement en concurrence non seulement avec la piscine de la ville de Paris implantée à huit minutes de marche à pied, mais également avec la piscine municipale de Castelnaudary...
Alors, est-il exact qu’« un opérateur privé ne serait pas en mesure de proposer un service de nature à satisfaire le même besoin, sauf à bénéficier de subventions publiques » ? A la lecture des conclusions du rapporteur public, il apparaît que le Rapport public annuel 2018 de la Cour des comptes a fortement influencé la décision du Conseil d’État : dans ce rapport notamment consacré aux piscines et centres aquatiques publics, la Cour des comptes avait relevé qu’aucune des piscines exploitées par les soixante-neuf collectivités qu’elle avait contrôlées n’était bénéficiaire, même si l’amplitude du déficit pouvait connaître une dispersion importante d’une collectivité à l’autre. Dans son numéro d’octobre 2021, l’Observatoire des finances et de la gestion publique locales, après avoir analysé les comptes de quatre cent cinquante-quatre communes ou groupements exploitant leur piscine en régie, confirmait le gouffre financier que constituent ces installations. Mais sur un sujet où l’existence d’une seule et unique exception parmi les 4135 piscines françaises mettrait à bas le raisonnement sous-tendant la décision du Conseil d’État, nous demeurons perplexe face à la généralisation opérée par le juge administratif à partir d’une intuition et du seul échantillon examiné par la Cour des comptes. A cet égard, l’interview réalisée en 2016 d’un directeur de l’une des sociétés privées gérant des centres aquatiques pour le compte de collectivités, où il était affirmé que « les piscines au budget équilibré sans subvention se comptent sur les doigts de la main », laisse planer le doute sur l’existence de cet oiseau rare.
Ce dont nous sommes convaincu en revanche, c’est qu’aucun opérateur privé n’exploiterait sa piscine de manière durable dans les conditions où la ville de Castelnaudary exploite la sienne, en accumulant les déficits d’année en année et en sous-tarifant ses prestations. De toute évidence, la ville de Castelnaudary ne s’inscrit pas dans une logique économique en ouvrant cette piscine au public. Peut-être aurions-nous préféré qu’à une affirmation péremptoire dont la véracité ne peut être garantie, le Conseil d’État s’oriente vers le raisonnement suivi par la CJUE dans son arrêt « Gemeente Borsele » (12 mai 2016, aff. C-520/14). Dans cette affaire, la CJUE, qui devait déterminer si une commune encaissant auprès des parents d’élèves une contribution représentant 3 % des sommes qu’elle-même versait à ses prestataires au titre du transport scolaire rendait des prestations de transport scolaire à raison desquelles elle serait assujettie à la TVA – ce qui lui aurait permis de déduire la TVA que lui avaient facturée ses prestataires, avait jugé « qu’une collectivité territoriale, qui fournit un service de transport scolaire, dans des conditions telles que celles en cause au principal, n’exerce pas une activité économique et n’a donc pas la qualité d’assujettie », et avait souligné qu’« une telle différence entre les frais de fonctionnement et les montants perçus en contrepartie des services offerts est de nature à suggérer que la contribution parentale doit être assimilée davantage à une redevance qu’à une rémunération » (considérant n° 33). Faute d’accès au dossier, nous ignorons naturellement la situation exacte de la piscine de Castelnaudary.
Il reste un dernier point à aborder, dont les conséquences vont bien au-delà des deux communes concernées, des cantines ou des piscines.
Dans l’arrêt « Commune de Sarlat-la-Canéda », mais non dans l’arrêt « Commune de Castelnaudary », le Conseil d’État prend en effet le soin de préciser qu’« un opérateur privé exerçant cette activité ne saurait être empêché d'entrer sur le marché en cause ou y subir un désavantage du seul fait de son assujettissement à la taxe sur la valeur ajoutée qui lui permet, à la différence d'un opérateur public placé hors du champ de celle-ci, d'obtenir le remboursement de l'excédent de la taxe ayant grevé ses charges sur celle dont il est redevable à raison de ses recettes. Par suite, et sans qu'ait d'incidence à cet égard la circonstance qu'elle s'en trouverait elle-même désavantagée, le non-assujettissement d'une commune à la taxe sur la valeur ajoutée à raison d'une activité de fourniture de repas dans les cantines scolaires ne saurait être regardé comme entraînant des distorsions dans les conditions de la concurrence. »
Il ne nous semble pas évident que cette précision était nécessaire à la résolution de l’affaire. Le Conseil d’État venait en effet de démontrer qu’en raison du caractère structurellement et légalement déficitaire de l’activité de restauration scolaire, il ne pouvait y avoir de marché libre non subventionné auquel le non-assujettissement de la commune pouvait porter atteinte. Faute de concurrence et faute de concurrents, comment la commune pourrait-elle être désavantagée ? Mais plus que cette rupture logique qui nous empêche de suivre le Conseil d’État dans sa pensée, c’est la portée réelle de cet obiter dictum qu’il convient de souligner. Par ces termes en effet, le Conseil d’État laisse entendre – voire proclame très clairement ! –, sans que cela ait quelque utilité ou conséquence dans l’affaire jugée, qu’il n’aurait pas l’intention de prendre en compte la jurisprudence « Salix » déjà citée, dans laquelle, outre le premier point précédemment évoqué, la CJUE a également dit pour droit que « [l’article 13 de la directive TVA] doit être interprété en ce sens que les organismes de droit public doivent être considérés comme des assujettis pour les activités ou les opérations qu’ils accomplissent en tant qu’autorités publiques non seulement lorsque leur non-assujettissement (...) conduirait à des distorsions de concurrence d’une certaine importance au détriment de leurs concurrents privés, mais également lorsqu’il conduirait à de telles distorsions à leur propre détriment ».
Si l’on en croit le rapporteur public, il s’agit là d’« un arrêt isolé et rendu sans conclusions, (…) dans la configuration spécifique d’un organisme de droit public inséré dans une chaîne de facturation, dont le non-assujettissement pourrait « causer des répercussions dans la chaîne de livraisons de biens et de prestations de services au détriment d’assujettis opérant dans le secteur privé » ». Par ailleurs, « il peut sembler étrange, au fond, qu’une collectivité territoriale invoque à son profit un texte fiscal conçu pour protéger le secteur privé d’une forme de concurrence déloyale de la part d’administrations publiques et non pour créer, au profit de services publics structurellement déficitaires, un droit permanent à remboursement de crédits de taxe ».
En l’état de la jurisprudence communautaire, cette manière de voir nous semble erronée.
Tout d’abord, le dispositif de l’arrêt « Salix » est rédigé comme un arrêt de principe : aucune référence aux circonstances de l’affaire au principal, comme le fait pourtant si souvent la CJUE.
Ensuite, le fait que l’article 13 de la directive TVA aurait été philosophiquement conçu pour protéger les opérateurs privés et non les opérateurs publics était déjà l’argument avancé dans cette affaire par la République d’Irlande, au soutien de la République fédérale d’Allemagne. La CJUE rappelle en effet au soixante et unième considérant de sa décision que « l’Irlande fait observer que (...) ledit article (...) viserait à exclure les organismes de droit public du champ de la sixième directive. Il n’aurait jamais été dans l’intention du législateur communautaire de permettre aux organismes de droit public d’invoquer eux-mêmes cette exception aux fins d’obtenir le statut d’opérateurs imposables pour leurs activités. » - un argument balayé par la CJUE de manière très affirmative, puisqu’elle souligne que « le libellé de l’article [13 de la directive TVA] ne précise pas les personnes qu’il vise à protéger de ces distorsions de concurrence » (considérant n° 66), que cet article « ne saurait recevoir une interprétation étroite » (considérant n° 68) et que « rien n’indique que cette disposition viserait à assurer que les organismes de droit public subissent les conséquences des distorsions de concurrence (…) que leur non-assujettissement (...) pourrait occasionner » (considérant n° 69). Et si l’arrêt « Salix » a bien été rendu « dans la configuration spécifique d’un organisme de droit public inséré dans une chaîne de facturation », il suffit de relire l’arrêt pour se rendre compte qu’il ne s’agit pas là de l’élément décisif du raisonnement de la CJUE, mais de circonstances particulières examinées « en quatrième lieu » et visant à démontrer qu’une distinction entre des distorsions au détriment des opérateurs publics et des distorsions au détriment des opérateurs privés serait insatisfaisante dès lors que des distorsions au détriment d’opérateurs publics peuvent finir par se répercuter au détriment d’opérateurs privés.
Même si la digression du Conseil d’État est sans conséquence sur le sort de l’affaire qui lui était soumise, elle n’augure rien de bon pour d’autres opérateurs publics qui se présenteraient à lui dans l’avenir. Et d’une manière générale, autant nous comprendrions que le jour venu, le Conseil d’État saisisse à nouveau la CJUE s’il estime que l’arrêt « Salix » n’épuise pas le sujet des distorsions de concurrence au détriment des opérateurs publics, autant il nous semble peu satisfaisant que le rapporteur public ou le Conseil d’État lui-même au moyen d’une incise inutile, laissent entendre qu’un arrêt de la CJUE n’entre pas en ligne de compte.
Il n’en reste pas moins vrai que le rapporteur public a raison lorsqu’il écrit qu’un service public structurellement déficitaire ne saurait prétendre à un droit permanent à remboursement de crédits de taxe. En cela, il ressuscite, en l’étendant et en la déformant, la philosophie de la condition financière du droit à déduction, dont la censure par la CJUE dans son arrêt « Commission des Communautés européennes contre République française » (6 octobre 2005, aff. C-243/03), si fondée qu’elle eût été sur le terrain juridique, était dénuée de toute logique sur le plan économique.
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Reste à déterminer quels opérateurs publics seront touchés par les décisions du Conseil d’État. Outre les collectivités locales, qui savent que désormais leurs demandes de remboursement de crédits de TVA afférents à des activités structurellement déficitaires ne seront pas accueillies avec bienveillance par le juge, l’on peut également penser aux situations suivantes :
- les musées, réputés hors champ de la TVA lorsqu’ils sont exploités par une personne publique et soumis au taux réduit de la TVA lorsqu’ils sont exploités par une personne privée : la personne publique pourra-t-elle encore un jour faire valoir une distorsion de concurrence à son détriment ?
- les hôpitaux, réputés jusqu’à présent hors champ de la TVA par l’administration fiscale : mais sur quelle base puisque leur activité n’est, à notre sens, ni sociale (C’est en effet ainsi que nous comprenons l’article 132 de la directive TVA, dont la rédaction sépare activités de soin et activités sociales. Il ne s’agit là que d’une interprétation de l’auteur de ces lignes !), ni éducative, ni culturelle, ni sportive ? Quelles seront les conséquences, notamment sur les droits à déduction, d’un passage du statut d’assujetti partiel à celui de redevable partiel ?
- à l’inverse, les établissements d’enseignement supérieur, réputés jusqu’à présent dans le champ de la TVA mais exonérés à raison de leurs activités d’enseignement, dont les arrêts du Conseil d’État nous apprennent qu’ils seraient peut-être hors champ de la TVA : là aussi, quelles seront les conséquences, notamment sur les droits à déduction, d’un passage du statut de redevable partiel à celui d’assujetti partiel ?
Et certainement de nombreuses autres situations… Les arrêts « Commune de Sarlat-la-Canéda » et « Commune de Castelnaudary » n’ont pas fini de rester sur l’estomac du tévéiste !